samedi 6 mars 2010

Sauvé des maux



J'avais toujours eu envie de celui de ma soeur, sans doute parce que je le trouvais plus adapté à ma taille qu'à la sienne, sans doute parce qu'elle ne le faisait jamais rouler pour bercer ses poupées, sans doute aussi parce que le tissu de la parure était celle des rideaux de la chambre et que je trouvais ce détail délicieux, un petit tissu avec des fleurs et des rubans qui tournoyaient comme des anglaises et qui dessinaient des rayures dans les tons de bleu et de blanc... J'aimais le chant des roues sur le carrelage noir et blanc, j'aimais les grincements qui s'échappaient des promenades dans le couloir et le craquement de l'osier quand je posais ma poupée Douchka sur le petit matelas blanc. La poignée avait été cassée mais cela ne m'empêchais pas de le pousser et d'y mettre tous mes compagnons de jeu dedans, allant parfois jusqu'à le faire basculer. Pour moi, c'était l'image même du berceau que devaient avoir toutes les mamans du monde, un Moïse protecteur et en rondeur, avec une capote pour protéger la peau du bébé d'une lumière trop crue et des courants d'air. Je ne saurai jamais si c'est cette image qui m'a poussée à choisir pour mes petits ce Moïse à la parure de piqué blanc, celui qui grinçait en roulant, celui dont l'osier craquait quand je les y déposais, celui dans lequel ils ont dormi pendant de longs mois, sans doute bien au-delà de ce que la raison conseillait. Je crois qu'ils ont tous, aux alentours de leurs sept mois, une photo d'eux assis dans le berceau blanc, une prise de vue qui dit ma certitude de la page qui va bientôt se tourner, du lit à barreaux qui va entrer dans leur vie et de mon rêve de petite fille qui va rejoindre le grenier sombre...
Je n'avais pas de fille quand j'en ai acheté un, tout petit, réplique exacte de celui qui avait bercé les garçons, une sorte de pari sur la vie ou de pied-de-nez sur mon sort. Ce Moïse était nu mais en parfait état, avec la poignée et les arceaux de la capote. C'est ma mère qui l'avait habillé pour ma première petite, pour le Noël de ses deux ans. Il était à sa mesure et elle l'a immédiatement adopté. J'ai retrouvé le roulement un peu sec de ses passages sur le parquet et j'ai vu son plaisir à se pencher pour installer ses poupées dans la pénombre du vichy rose qui faisait paravent pour protéger à tour de rôle le sommeil de celles qui avaient toutes un prénom : Emilie, Hortense, Héloïse, Lucille... La vie m'avait fait gagner mon pari.
La cadette a grandi en voyant le berceau de sa soeur et j'ai souvent pensé qu'elle partageait à son égard les sentiments que j'avais nourris pour celui de mon aînée. Elle est souvent passée, ses petites mains bien serrées sur la poignée en osier, le drap rose avec la broderie bien remonté sur sa poupée ou sa souris. Plusieurs fois, j'avais eu envie de lui en offrir un, mais je n'en voulais pas un neuf. Je me rends compte que je me tourne de plus en plus vers le passé, boudant la nouveauté pour les objets poussiéreux riches d'un passé qu'ils garderont secrets mais auxquels je peux redonner vie. J'ai craqué pour une bercelonnette en fer forgé et j'ai oublié le Moïse en osier.
Et puis, le hasard a voulu qu'une dame généreuse qui, bien souvent, me donne des vêtements et des jouets, me confie un berceau à roulettes à rhabiller. Non, elle ne voulait pas attendre d'avoir des petits-enfants ; non, ses filles ne voulaient pas le garder ; non, je ne devais pas me sentir gênée... Alors, je suis repartie de son magnifique appartement avec ce petit trésor, portant sous mon bras l'envie de refaire sa parure, cherchant déjà quel tissu lui rendrait son âme. Je n'ai pas attendu longtemps pour découdre la jolie dentelle du tissu jauni. Je lui ai rendu sa blancheur d'antan et je me suis lancée pour de bon dans l'habillage. "Il faut lui changer sa robe" avait dit la petite impatiente, qui se retenait d'y toucher tant que je n'avais pas posé mon dernier petit point sur la parure à fixer.
Ce matin, au réveil, elle a trouvé son Moïse avec sa poupée habillée et cachée sous un petit édredon en lin couleur framboise. Les roues ne font pas de bruit, mais la capote protège bien ses "filles" confortablement installées. Les deux mains bien serrées sur la poignée en osier, elle écrit sans le savoir le cercle infini des petites filles qui rêvent d'être maman et qui, peut-être, coucheront un jour leur nouveau-né dans un Moïse à taille humaine, un berceau dont il aura fallu refaire la parure parce que celle d'origine aura jauni et vieilli, bien plus que l'osier et les arceaux qui retrouveront, pour quelques mois seulement, leur belle vie de petit nid des premiers mois, des premières nuits...



17 commentaires:

maman champignon a dit…

J'aime tes textes autant que tes créas !

Valérie a dit…

Qu'il est beau ce berceau!

Sylvie a dit…

C'est superbe !

LOUADELIAS a dit…

C'est beau !
Et c'est bon de te lire...
Bises,
Alexandra

le phare d'assaut a dit…

imagine dans 20 ans entendre les bruits de l'osier craquer,poussé par un nouveau fruit de ton arbre...

Elolili a dit…

Merci...

annefromhk a dit…

j'en avais un semblable...
tes mots sont justes et la parure de lit trop biquette annefromhk

gwen a dit…

on se laisse porter par tes mots, comme une histoire rappelant les petites filles modèles et la comtesse de Ségur...superbe

guillou92 a dit…

trop joliment arrangé, j'adore la petite couverture ! j'avais le même quand j'étais petite que j'ai refilé à ma fille. Une restauration s'imposera aussi :-)

milival a dit…

c'est doux, c'est beau....

so a dit…

Tes mots autant que ton talent de couturière donnent une seconde vie à ce berceau .

Anonyme a dit…

c'est le cercle de la vie qui s'agrandit, un éternel recommencement : magnifique !
Blanche.

Emmanuelle a dit…

Encore un superbe texte et une superbe création de plus...

Théophile a dit…

nous l'avons par ici aussi ce petit berceau... et il serait sage de lui refaire une beauté ! très réussi chez toi !

Christelle a dit…

Rhooo...que c'est joli !!!

Chanceuse petite fille.

Christelle a dit…

Rhooo...que c'est joli !!!

Chanceuse petite fille.

amandille a dit…

Bonjour,

Je viens de chiner le même landeau dans un vide grenier ce week-end et je suis en train de cogiter pour lui refaire une beauté.
J'espère réussir aussi bien.
En tout cas bravo pour ce belle exemple.

Amandille