Il portait des pantalons en toile épaisse avec de nombreuses poches un peu partout, des endroits que lui seul pouvait explorer en y plongeant la main qui savait quel trésor y trouver. Il avait la peau tannée et de larges fossettes qui dessinaient des parenthèses autour de sa bouche. J'ai longtemps cru qu'il avait joué des rôles de cow boy dans les westerns que je voyais parfois lors des émissions "la dernière séance". Il ressemblait à Kirk Douglas et sa démarche pouvait laisser penser qu'il avait chevauché pendant des années. Il portait toujours une casquette, qu'il n'enlevait que pour se recoiffer ou pour saluer les gens qu'il croisait. Tout le monde le connaissait et sa maison était toujours ouverte. Il n'était pas rare de voir la porte s'ouvrir sans que personne n'ait pris la peine de frapper, pas plus qu'il ne précisait "Entre !". La table était grande et les chaises nombreuses, alors ceux qui prenaient place naturellement dans la cuisine et dans les conversations. J'aimais les entendre parler de politique parce que je savais que les voix se feraient plus fortes, les verbes plus hauts, les mots plus gros. Il semblait si sûr de ce qu'il avançait que je lui donnais raison sans même savoir de quoi il retournait vraiment. Peu m'importait, j'étais à ma place dans cette maison, perchée sur le tabouret-escabeau, jamais très loin du setter irlandais qui s'allongeait à ses pieds sous la table en chêne... Avec lui, j'ai découvert le parfum de la paille coupée, le rythme des moissons, le goût du kéfir et celui de l'effort. J'aimais monter à côté de lui sur son tracteur ou sur ses genoux pour pouvoir tourner le volant avec la sensation de puissance que donnent la hauteur et le bruit tonitruant du moteur. Avec lui, j'ai appris les saisons, l'odeur du foin et celui du purin, la levée des oeufs encore chauds et le goût du lait mousseux qui sort du pis. Je ressens encore ce picotement sur ma peau dû aux griffures des éteules lors des moisson, quand j'avais cette sensation d'être tellement utile en réunissant quelques bottes dans un coin d'un champ immense pour me faire une cabane en attendant le passage de la remorque. Les goûters étaient copieux et j'entends encore le son métallique de la boîte en fer qu'il ouvrait pour en sortir toutes les tablettes de chocolat en me disant "mange, la gamine !". Il n'y avait que chez lui que je mangeais du chocolat au lait enveloppé dans le papier mauve. Il n'y avait que chez lui que je buvais du kéfir, sans savoir si j'aimais vraiment, mais il me semblait que je ne devais pas être faible ni même montrer des goûts différents au risque de le décevoir. Il avait des rituels et des habitudes. Il avait, dans une de ses poches, un couteau qui ne le quittait jamais. J'imagine qu'il avait pris l'habitude inconsciente de le poser chaque soir sur sa table de nuit et de le glisser chaque matin dans son pantalon, aussi machinalement qu'il serrait le bracelet de sa montre. Je n'ai jamais vu personne emprunter son couteau, celui duquel il repliait la lame avec la paume dans un geste sûr, après avoir coupé le saucisson, piqué son morceau de fromage et tranché le pain de campagne posé contre sa poitrine et amenant la lame vers lui... Quand il avait fini de s'en servir, il frottait l'acier contre le tissu qui recouvrait sa cuisse et il le glissait dans sa poche avec le soin réservé aux indispensables. Il lui arrivait de cueillir des fleurs mais plus souvent des salades dans son potager, de curer ses ongles et de tailler des morceaux de bois tout en discutant de sujets qui n'étaient jamais lui-même...
Je ne sais ce qu'est devenu ce couteau. J'aurais aimé l'avoir, je crois. Peut-être est-il allé à son fils ou bien est-il rangé dans un tiroir à souvenirs. Ce que je sais, c'est qu'en le perdant lui j'ai eu la certitude de perdre une partie de mon enfance... Cet après-midi, en cousant un étui pour le petit Opinel avec les tissus choisis par le propriétaire, ce sont toutes ces images qui se sont imposées à moi. Mon fils avait trois ans quand il l'a vu pour la dernière fois ; il se souvient de ce grand oncle qui ne pouvait respirer que grâce à un tuyau ; il se souvient aussi qu'il l'avait appelé "mon lapin" et il avait dû sentir que venant d'un homme de la terre, d'un homme de cette trempe, c'était comme une déclaration d'amour. Moi, j'étais ce que j'avais toujours été "la sacrée gamine", celle a qui il serrait les deux bras en guise d'au revoir avec ses deux mains épaisses et douloureuses, cognant parfois son front contre le mien en se forçant à sourire...
Mon fils a son premier petit couteau, celui qu'il n'oublie pas de ranger, celui dont il prend soin, se souvenant des recommandations de la vendeuse. Il l'examine et s'inquiète des petites taches sur l'acier, me gronde quand je mouille la lame. Il ne coupe sa viande qu'avec lui et rêve déjà des bâtons qu'il sculptera cet été. Il a son premier couteau, celui qui ne s'oublie pas et qui, parfois, toute une vie durant, reste au fond des poches, passant de pantalon en pantalon, d'année en année, comme un compagnon fidèle qui peut raconter une vie entière...
Je ne sais ce qu'est devenu ce couteau. J'aurais aimé l'avoir, je crois. Peut-être est-il allé à son fils ou bien est-il rangé dans un tiroir à souvenirs. Ce que je sais, c'est qu'en le perdant lui j'ai eu la certitude de perdre une partie de mon enfance... Cet après-midi, en cousant un étui pour le petit Opinel avec les tissus choisis par le propriétaire, ce sont toutes ces images qui se sont imposées à moi. Mon fils avait trois ans quand il l'a vu pour la dernière fois ; il se souvient de ce grand oncle qui ne pouvait respirer que grâce à un tuyau ; il se souvient aussi qu'il l'avait appelé "mon lapin" et il avait dû sentir que venant d'un homme de la terre, d'un homme de cette trempe, c'était comme une déclaration d'amour. Moi, j'étais ce que j'avais toujours été "la sacrée gamine", celle a qui il serrait les deux bras en guise d'au revoir avec ses deux mains épaisses et douloureuses, cognant parfois son front contre le mien en se forçant à sourire...
Mon fils a son premier petit couteau, celui qu'il n'oublie pas de ranger, celui dont il prend soin, se souvenant des recommandations de la vendeuse. Il l'examine et s'inquiète des petites taches sur l'acier, me gronde quand je mouille la lame. Il ne coupe sa viande qu'avec lui et rêve déjà des bâtons qu'il sculptera cet été. Il a son premier couteau, celui qui ne s'oublie pas et qui, parfois, toute une vie durant, reste au fond des poches, passant de pantalon en pantalon, d'année en année, comme un compagnon fidèle qui peut raconter une vie entière...
16 commentaires:
Merci pour ces mots.
Tes mots ont fait resurgir en moi le souvenir de celui qui ne taillait jamais les crayons de couleur de ses petits enfants autrement qu'avec son Opinel ! Merci !
merci pour ce joli texte...
Bel hommage !
Blanche.
Moi aussi je l'ai toujours mon premier couteau....celui que Papa m'a offert pour mon premier camp de louvettes, j'avais 8 ans!
Maintenant, il est dans la cuisine, avec toujours le même lacet bleu marine accroché à lui.
Un premier couteau ça na se perd pas et ça ne s'oublie pas...merci pour ses bons souvenirs qui en font surgir d'autres...
Fanny
Wahou...........c'est bôoooooooooo..........Snifffffffff
ici aussi, mon mari a offert un opinel à chaque enfant, pour ses dix ans.
Mon beau-père avait décidé que le jour de leurs six ans, chaque petit-enfant (enfin, les garçons seulement...) recevrait un Opinel, étant en âge de s'en servir. Sans virole, le moyen Opinel, mais finalement, il n'y a eu aucun blessé parmi les dix cousins.
A te lire, c'est l'image de mon grand oncle qui me revient, les losanges de peau tannée dans son cou.
Merci pour les mots ...
Pour trolliser les commentaires :
un couteau ca ne s'offre pas ca s'echange contre un sou ...et lc'est vraiment tres tres mal de ne pas en echanger un aussi aux demoiselles
Beaux souvenirs...
Même rituel du couteau chez moi. On doit l'échanger contre une pièce si on ne veut pas couper le lien entre celui qui offre et celui qui reçoit.
Texte poignant de souvenirs d'enfance...
Que ce couteau, il puise le transmettre un jour à son propre fils qui le donnera au sien (...)
Cela renvoit chez moi le récit souvent entendu de deux arrières grands-pères (l'un italien, l'autre portuguais) étant arrivés "au pays" avec pour seul bien, moyen de survie et de défense (?) un couteau dans le fond de leur poche (!)
Merci pour ces mots...
ma génération a eu son couteau.;enfin les garçons..et puis IL s'en est allé..son couteau à lui..il a été jeté à la mer...symboliquement...
mes garçons à moi..n'ont jamais trouvé un couteau à leurs convenir.mais mon Homme a le sien dans sa poche!
que d'images et d'émotions reviennent en mémoire...merci cécile...
Merci pour ce texte.... Je crois y revoir mon arrière grand père en le lisant....pour ce qui est du couteau qui ne quittait jamais sa poche, je ne sais pas non plus ce qu'il est devenu......mes garçons auront les leurs un jour...enfin, quand ils seront plus grands, parceque maintenant, ce serait une cata!!
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