Je ne saurais dire quel instant je préfère, quelle étincelle me procure le plus de plaisir. Ce que je sais c'est l'urgence que je ressens parfois en ouvrant mes grands tiroirs d'osier pleins de toutes ces idées qui jaillissent d'un seul coup, à chaque étoffe saisie. Il en est qui sont sagement pliées depuis deux ans et que je n'ose couper, même si j'ai une idée précise de ce que je pourrais en faire et qui ne doit pas être lointaine de mon envie de départ, celle que j'ai sans doute eue en demandant un mètre au vendeur qui a donné un petit coup de ciseaux pour déchirer le reste dans le sens du droit fil. Mais des tiroirs d'idées sont inutiles alors il faut donner une forme à ce qui reste juste des couleurs et des textures. L'étonnement ne me quitte pas, cette ivresse de voir en quelques coupes, quelques points, un vêtement ou un sac prendre vie de ce qui n'était qu'un morceau de tissu. De plus en plus souvent, le résultat est conforme à ce que j'avais imaginé en laissant le bout de mes doigts chercher un avenir sur les lignes parfaitement enroulées les unes sur les autres. Je prends plus de risques et ne tremble devant le caractère définitif de la coupe. Mais il reste toujours une multitude de petites chutes qui s'entassent comme les souvenirs d'un tout dont elles faisaient partie. Des vêtements de poupées, je pourrais en remplir des armoires entières... Mon tiroir avait peine à se fermer au retour des vacances et il me fallait faire un peu de place pour ne pas laisser le sentiment de gâchis remonter à ma surface. J'ai sorti les tissus qui m'avaient murmuré des envies pour la rentrée et les ai déposés derrière ma machine. L'élan n'était pas là, j'avais quelques urgences à accomplir avant de plonger dans le plaisir pur, celui qui n'est pas tenu par le temps. Quand l'esprit s'est trouvé libre de toute contrainte, j'ai déplié la chemise de nuit pour dame trouvée chez Emmaüs et achetée en pensant à O. La dentelle me plaisait, les petits boutons de nacre et le voile de coton tout doux aussi. J'aurais aimé savoir pourquoi les boutonnières n'avaient pas été faites et comment cette chemise pouvait être encore si blanche. La dame pour qui elle avait été faite devait être très fine, à en juger par les pinces de poitrine et le tour de taille, et très grande aussi, vue la longueur de la robe. Il manquait un bouton, mais il ne m'en fallait que deux pour coudre ce que j'avais en tête. C'est au cours de notre dernier pique-nique que j'ai décousu chaque partie de la robe, coupant avec la même minutie que celle qui avait tout assemblé, les fils qui retenaient les morceaux les uns avec les autres. Tout en démontant l'ouvrage, je pensais aux heures passées sur la dentelle et aux essayages pour ajuster le haut. Je voyais déjà les petits plis au bas de ce qui devenait peu à peu une tunique, et puis le lien qui passerait devant pour se nouer dans le dos. Il resterait du tissu, peut-être de quoi faire une tunique d'été pour A. et même une pour la future poupée d'O., celle qui s'appellera Capucine et que je n'ai pas encore commencée, faute de matériaux. L'idée de recycler me donne un plaisir supplémentaire, comme si je ressuscitais un lambeau d'histoire. J'imagine que cela se rapproche du bonheur de voir un bourgeon sur une branche morte... En quelques coups de ciseaux et d'aiguilles, O. avait sa nouvelle tunique et rêvait de pouvoir la porter avant de retourner à l'école... J'aime par-dessus tout coudre le soir, pendant leur sommeil avec cet espoir un peu ivre de pouvoir déposer la surprise tout près de leur lit pour qu'elles la découvrent en allumant la lumière, comme pour prolonger un peu les rêves. Quand les essayages sont terminés, que le fer a marqué les plis et en a effacé d'autres, que les derniers fils qui dépassent sont coupés, qu'il ne reste qu'à ramasser les chutes et se forcer à jeter les plus petits morceaux, j'ai besoin de voir l'ouvrage déplié quelque temps, tirant un peu sur la corde du plaisir, sans jamais savoir quelle étape m'en a donné le plus. Et puis, au bout de quelques heures, parfois quelques jours, le désir revient, celui de prêter vie à ce qui est resté trop longtemps un simple coupon de tissu plié dans mon tiroir...
18 commentaires:
Exactement.
Merci.
Ah, tes mots...toujours si précis, remplis d'émotions...ça me manque de te lire...
Trop bien! J'adore l'effet miroir! Tu l'aimes cette photo de moi hein? Héhé!
Je t'embrasse ma Poulette!
Jean Claude, je t'aiiiiiiiiiiime!
c'est tout à fait ça ... je viens de me faire un tout petit bibi dans un vieux chapeau moche acheté chez Marks&Spencer à Londres il y a longtemps ... et c'est une vraie satisfaction de se dire que ce bibi ne me coûte rien, est unique, très actuel et qu'il me reste assez de matière pour en faire encore un ou 2 !
Continue : ta rubrique "recyclage" est celle que je préfère !
Tout comme" au fil de l'eau",moi qui aimes les jolis mots,les phrases qui envoient des emotions,cela me manque de vous lire ....
merci pour ces quelque lignes ,au plaisir
Françoise
Très joli texte. Je découvre la couture grâce à des blogs comme le tien. Ces mots, je les ressens aussi... j'espère seulement que le plaisir resistera au temps!
Je suis épatée par votre finesse et votre minutie pour la réalisation de cet ouvrage, mais par-dessus tout, je suis contente de retrouver vos textes, vos mots, emplis de sensibilité, comme dans "entrez, la porte est ouverte".
Merci de nous faire partager tout ça et continuez de temps en temps à poster vos beaux textes.
MARIE NOELLE
la porte s'est entrouverte! merci pour ce beau texte... c'est chouette de te re-lire
et bravo pour la couture!
... moi aussi je passais par là ...
ahhhhhhhhhh ................ le plaisir de retrouver tes mots...........
Je retrouve ces mots que j'ai tout juste eu le temps de découvrir avec plaisir il y a quelques mois ... juste avant que la porte se referme. C'est toujours un bonheur de te lire ...
quel plaiosir de pouvoir vous lire a nouveau, les mots glissent, la poésie, la couture.....du vrai bonheur
Merci à toutes pour vos gentils messages...
La porte reste un bon souvenir mais j'ai trouvé un équilibre plus certain dans l'intimité qui protège mon but premier, celui de tenir un journal de bord pour la famille...
Merci en tout cas pour votre fidélité, elle me touche.
Epoustouflée par ta façon de parler de la couture, tu es la seule à y parvenir si bien.
Epoustouflée aussi par le résultat, tu as réussi une merveille de tunique et je ne sais aps si tu ressens les choses de la même manière amis ej trouve que les vêtements réalisés à partir d'autres vêtements en deviennent inestimables.
Bises - te lire me manque toujours autant et ce genre de texte rappelle ce que nous avons perdu.
ah, ce que tu me manques...
Telle : à ce point ? (du jour, bien sûr !)
En admiration totale pour tes talents de couturière et d'écrivain...
A très bientôt, j'espère :-)
JE rentre à peine de vacances, je me précipite sur ton blog pour voir les merveilles accomplies , et je déocuvre ce merveilleux texte. Merci de mettre des mots si justes sur cet étrange plaisir de la couture "L'étonnement ne me quitte pas, cette ivresse de voir en quelques coupes, quelques points, un vêtement ou un sac prendre vie de ce qui n'était qu'un morceau de tissu." C'est si vrai pour moi aussi !
Enregistrer un commentaire