Je l'avais nettoyée soigneusement, soufflant sur la poussière et la caressant avec mon pinceau. J'avais dévissé le corps avec précaution et déposé quelques gouttes d'huile sur les rouages en pensant au ronronnement qui disparaîtrait, à cette aisance qu'elle recouvrerait dès les premiers coups de pédale. J'ai vérifié le logement de la canette et enlevé les petits bouts de fil perdus sous la grille. J'ai resserré l'aiguille et j'ai déposé la housse sur ma machine avec une certaine lourdeur, comme on dit au revoir à un ami qu'on n'est pas certain de retrouver rapidement. J'avais cousu un peu par devoir et je sentais que l'envie m'avait désertée, laissant dans le grand panier en osier s'accumuler les boutons à recoudre et les accrocs à réparer. Je n'avais plus envie d'ouvrir mes grands tiroirs de tissu et je me sentais coupable d'avoir acheté tant de métrages pour ne rien en faire. Les idées étaient toujours là, dans un coin de mon esprit. Je voyais encore le petit pyjama tout blanc destiné à Ondine que je pourrais tailler dans la vieille taie de traversin, la besace aux couleurs vives pleine de pois qui devait remplacer celle qui a accompagné mon hiver mais qui est décidément trop triste. J'ai rangé mes bobines et mes boutons, remis les élastiques dans leur sac de lin, et les épingles à nourrice dans leur aumônière. Je n'avais plus envie, je le sentais bien et j'avais cette peur d'accomplir les gestes pour la dernière fois, ne sachant pas si et ignorant quand je reviendrais dans ce petit coin rien qu'à moi, plein de trésors que je m'étonne parfois de découvrir en cherchant tout autre chose.
Plusieurs semaines, je suis restée avec ces gestes en suspension, regardant de loin la machine sous la housse et me disant que peut-être elle ne ronronnerait plus. J'ai senti une nouvelle peur s'installer, celle de ne plus savoir, exactement celle qui me saisit avant un long voyage en voiture, quand malgré moi je vois défiler la route et que je crois ne plus connaître les gestes élémentaires de la conduite, hésitant en pensée entre la pédale de frein et l'accélérateur... Plusieurs fois, j'ai ouvert mon petit carnet bleu, retrouvant alors la liste des copies à rendre et des envies posées noir sur blanc. J'avais fini par rayer ce qui me semblait superflu, mais il restait les incontournables et cela me rendait mal à l'aise. Je savais qu'on comptait sur moi, pour le modèle, pour le patron, pour les tenues du cortège du mariage qui, pour le moment, est une date entourée sur le calendrier du mois d'août.
J'ai fait comme les enfants qui rechignent à faire leurs devoirs. J'ai joué à faire autre chose en trouvant une excuse à mes ajournements. J'ai rapiécé mon jean et recousu des barrettes. Et j'ai laissé la housse sur la machine... Et puis le besoin est revenu avant l'envie en m'apercevant qu'Eloi n'avait plus de pyjamas pour l'été. Il n'était pas question d'acheter quelque chose que je peux facilement faire moi-même. Alors, dans un élan poussé par l'effort, j'ai ouvert un des tiroirs et j'ai sorti les tissus. J'ai déplié les patrons pour les recopier, à même le sol. J'ai retrouvé ce petit frisson en coupant la toile et il a bien fallu que je déhousse la machine qui avait longtemps dormi. Elle était encore toute propre et ronronnait gentiment. Mes gestes n'avaient pas perdu la mémoire et je retrouvais le plaisir de voir l'utile se mêler à l'agréable, la joie simple de transformer un bout de tissu en une pièce unique. J'ai cousu un deuxième pyjama, puis une robe pour une amie d'Ondine... et puis une deuxième pour ma jolie en me disant qu'elle n'en aura jamais trop et qu'il me faut profiter de cet âge où elle tire fierté de ne pas être habillée comme les autres... J'ai cousu un jupon cache-bazar à fixer sur la banquette des filles et je me suis promis de me lancer dans les tenues du cortège, un peu poussée par la maman de la mariée qui voit le temps passer et qui aimerait pouvoir cocher quelques lignes sur sa liste de préparatifs. Non sans trembler, j'ai coupé le tissu rouge orangé, après avoir vérifié encore et encore que mon patron ne comportait pas d'erreurs, et le piqué blanc pour la chemise du garçon d'honneur. J'ai fabriqué le passepoil, retrouvé les gestes du montage du col rond, recouvert les petits boutons, monté les hauts des robes, calculé les intervalles pour les plis plats des jupons... Peu à peu, j'ai retrouvé cette douce obsession, cette quête du petit détail ou de la solution qui reste en permanence dans les pensée. De jour en jour, les tenues prennent forme sur les petits mannequins d'enfants qui trônent dans le salon. De jour en jour, je griffonne de nouveau sur les pages de mon carnet bleu et je redécouvre ce qui m'avait désertée, sans crier gare et qui est revenu, presque de la même façon...